Serge Barreau, Créatif Associé chez Saga Communication

Serge Barreau est créatif associé et administrateur de l’agence Saga Communication. Arrivé au Maroc, il y a près de trois décennies de cela, pour une mission auprès de Klem EURO RSCG, Serge a choisi de rester dans le Royaume par plaisir mais également pour participer à la croissance du marché de la publicité. Un secteur très dynamique et en pleine effervescence à l’époque. Quelques années plus tard, il fonde en 1993, avec notamment Chakir Fassi Fihri, l’agence Saga Communication. Une belle success-story. En effet, l’agence s’est très vite imposée parmi les leaders du secteur et a réussi depuis à se positionner et se maintenir dans le haut du panier des agences marocaines.

Esprit libre et travailleur acharné, Serge Barreau est à la fois un créatif rigoureux et méthodique dans son travail, tout en s’imposant les impératifs de la curiosité et de l’ouverture qui conviennent à son métier. L’occasion pour The Rolling Notes de le questionner sur le métier de créatif et sa mutation, mais aussi de l’interroger sur le regard qu’il porte sur l’évolution qualitative du marché publicitaire marocain. Entretien.

Cela fait près de 30 ans que vous êtes installé au Maroc et que vous y exercez. Cela fait de vous un témoin privilégié de l’évolution de la publicité dans ce pays. Que retenez-vous du développement de la création, des idées et du métier de créatif ?

Vaste sujet ! Je résumerai en notant que le terme « mutation » serait, de mon point de vue, plus judicieux que « développement ». C’est, en effet, une véritable mutation qu’a connu ces dernières années et continuera de connaître dans les années à venir le métier de créatif.

Énormément de choses ont évolué, qu’il s’agisse des canaux de communication avec l’avénement du digital, du raccourcissement extraordinaire des délais induits par la digitalisation de notre monde et, par effet de domino, de notre métier et des conditions et méthodes de travail. Les créatifs passent peu à peu d’un rôle de concepteurs-producteurs à celui de concepteurs-coordinateurs, la production étant de plus en plus « industrialisée » et si diverse dans ses formes que le créatif est de moins en moins amené à en assurer la réalisation.

Par ailleurs, la publicité est destinée, à moyen terme, à céder la place à des modes de communication qui n’ont plus grand chose à voir avec ce que nous avons connu pendant des décennies. À partir de là, les créatifs sont inexorablement appelés à se muer en communicants hybrides

Finalement, qui tire vers le haut la créativité publicitaire ? L’annonceur ou l’agence ?

Le problème est que tout le monde n’est pas forcément d’accord sur ce que signifie « créativité publicitaire » agences, annonceurs et même créatifs! Je ne crois pas me tromper en disant qu’en règle générale, la vision de l’annonceur peut parfois voire bien souvent être différente de celle de l’agence.

Quant à savoir qui tire la créativité vers le haut, il me semble que c’est en priorité à l’agence que revient ce rôle, non ?

Beaucoup se plaignent du manque de créativité des agences et du niveau global de la publicité au Maroc, notamment en comparaison avec des marchés similaires, comme la Tunisie ou l’Egypte. Est-ce également votre sentiment ? Comment expliquer cette perception ? Réalité ou mauvais procès ?

Là encore, vaste débat tant les causes sont nombreuses et variées ! On peut évoquer la volonté de l’agence de se « battre » pour ses idées… mais dans un contexte où nombre d’entre elles font du dumping sur les prix de la conception, certaines offrant même celle-ci « en prime » d’un juteux contrat d’achat d’espace, on comprendra que nombreuses sont les agences qui préfèrent ne pas entrer en conflit avec leur client au nom d’une certaine vision de la créativité.

Dans le même ordre d’idées, on pourra citer la persévérance des créatifs, car bien d’entre eux finissent par lâcher prise tant les obstacles sont nombreux qui se mettent en travers de la route d’une idée très créative. Le talent des personnes en charge du brief est également en jeu car une idée à la fois créative et efficace a peu de chances de voir le jour sans un excellent brief qui intègre, en premier lieu, de puissants insights… On mentionnera aussi la culture marocaine de l’auto-censure qui fait que jamais nous ne ferons de publicité « à l’égyptienne ». Essayez d’imaginer la célèbre pub égyptienne « Never say no to Panda » primée aux Dubai Lynx, aux Epica Awards et à Cannes… L’agence qui présenterait une telle création se verrait probablement opposer le débrief suivant : « L’attitude du Panda est agressive, notre marque doit être présentée de façon plus positive (…) La musique de Buddy Holly est trop décalée pour la cible, il faut une musique plus marocaine… (…) Les castings ne sont pas très valorisants pour notre public et notre marque, mettez des gens beaux! »

On n’oubliera pas les conditions de travail qui se sont dégradées sous la pression des délais et de la réduction drastique des coûts. Je revoyais récemment le planning d’un appel d’offres où, il y a une quinzaine d’années, un annonceur nous avait donné deux mois, divisés en deux sessions d’un mois, pour travailler. Aujourd’hui, les annonceurs n’accordent souvent que deux à trois semaines aux agences pour les spéculatives.

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Par ailleurs, dans cette inexorable logique de réduction des timings et des coûts, beaucoup d’annonceurs rechignent désormais à faire des prises de vues, obligeant les créatifs à travailler avec des banques d’images, ce qui aboutit à une résultat pervers : les projets présentés pouvant désormais être le reflet fidèle du résultat final, le risque est réduit à zéro. Résultat : il devient plus facile de vendre des idées où la forme l’emporte sur le fond. En clair : entre une idée très créative pas très bien maquettée parce qu’on n’a pas trouvé en banque d’images de quoi l’illustrer en s’approchant au maximum du résultat final et une idée moins créative mais illustrée par une très belle maquette, un client sera tenté de choisir la deuxième. Mais ce ne sont là qu’une partie seulement des causes d’un problème bien réel.

Pourquoi est-il compliqué de trouver facilement de bons concepteurs ici au Maroc ? Et puis, surtout, pourquoi ne font-ils pas long feu ?

Je ne vois pas pourquoi il y aurait moins de « bons concepteurs » au Maroc… c’est simplement que les conditions ne sont pas réunies pour leur permettre de s’épanouir et de s’exprimer. Résultat : beaucoup renoncent à se battre et soit se contentent de « délivrer », soit décident d’aller travailler sur des marchés où ils pourront s’exprimer plus librement et avec des moyens plus étendus.

De ce point de vue, on pourrait faire un petit calcul : si l’on prend le marché français comme référence et que l’on considère que les budgets de communication y sont 10 à 25 fois plus importants et les charges salariales « seulement » 2 à 3 fois plus élevées qu’au Maroc, le calcul est simple : pour gagner leur vie, les agences marocaines doivent travailler sur beaucoup plus de budgets et, les journées ne faisant que 8 heures, les créatifs consacrent forcément beaucoup moins de temps que leurs homologues français à la conception des campagnes… CQFD.

Quelle est la campagne dont vous êtes le plus fier ? Et Pourquoi ?

En 37 ans de carrière dont 24 au sein de Saga Communication, il y a de nombreuses campagnes dont je suis fier et qui ont remporté des prix. Mais, si l’on place la barre au niveau où elle devrait, en principe, être placée, je ne pourrais être fier que d’une campagne qui remporte un Lion à Cannes. À ce jour et, à ma connaissance, aucune campagne marocaine n’a remporté un tel prix. Mais je suis sûr que nous – lorsque je dis « nous » je parle des agences marocaines – y arriverons un jour grâce au talent des nouvelles générations de créatifs marocains… en priant pour qu’ils aient la persévérance nécessaire pour ne pas renoncer.

Quelle est, selon vous et à ce jour, la meilleure campagne publicitaire marocaine ? Celle qui a marqué l’inconscient collectif ?

On revient à la question 2 : que signifie « créativité publicitaire »? Là encore, il y a une dichotomie entre ce que les professionnels de la communication appellent une campagne créative et les campagnes qui ont marqué l’inconscient collectif marocain. Autrement dit, les campagnes « populaires » qui ont marqué le public marocain ont-elles des chances d’être primées dans les festivals internationaux? Tout dépend des festivals… si vous connaissez une campagne qui a marqué les Marocains et eu un prix à Cannes, faites-moi signe.

De mon point de vue, il s’agit là du « Saint-Graal » du publicitaire et, pour vous parler très franchement, je doute que quelqu’un l’ai trouvé. On reste donc dans un schéma avec, d’un côté des campagnes « populaires » faisant appel à des recettes éprouvées – une chanson populaire, des sketches joués par un comique célèbre, une qualité d’exécution spectaculaire ou hyper « léchée »… – et, de l’autre, des campagnes qui se veulent « intelligentes » mais pèchent par manque de « popularité »…

La page blanche est la bête noire du créatif. Quelles sont vos recettes pour l’éviter ? Peut-on toujours avoir de bonnes idées ? Comment concilier productivité, réactivité et créativité ?

Par expérience je peux vous dire une chose : le « miracle » a toujours lieu. En clair, on trouve TOUJOURS une idée. La question est de savoir si c’est la meilleure idée possible. Les délais imposés étant ce qu’ils sont, il n’est pas rare de devoir se « contenter » d’une idée correcte. Quant à concilier productivité / réactivité et créativité, je connais des agences qui ont trouvé la recette : prendre les mots-clés du bénéfice ou de l’insight et les utiliser pour faire une recherche sur Shutterstock. Généralement, l’idée (si tant est que l’on puisse appeler cela une idée) apparaît sur la première page. Il ne reste plus qu’à mettre une accroche et le tour est joué! D’autres n’hésitent pas à copier sans vergogne des concepts étrangers. C’est, hélas, une tendance « lourde » dans notre métier, rendue possible par les inépuisables ressources du Web.

L’avènement du digital et des réseaux sociaux bousculent, sans doute aucun, la façon de faire de la publicité et de toucher les publics. Comment vous êtes vous adapté à cette nouvelle donne ? Comment fait-on, en tant que créatif, pour rester dans le coup ?

L’avénement du digital change la donne dans le sens où la notion d’engagement du consommateur est au cœur de la démarche contrairement aux médias off-line où l’on se contente du « reach ». La connaissance des insights devient dès lors stratégique et les créatifs sont de plus en plus amenés à être de véritables « éponges » pour être à l’écoute des tendances qu’elles soient sociétales, sociologiques, technologiques… d’autant que, désormais, dans l’univers du digital tout est mesurable… ou supposé l’être! Par ailleurs, le digital ayant pour fondement l’immédiateté, le principe d’agilité devient vital : il faut, non seulement, parfois agir et/ou réagir très vite mais aussi être constamment en veille/éveil pour ne pas se laisser dépasser. Rappelez-vous de Vine, ce service de partage de vidéo lancé en 2013 qui avait 200 millions d’utilisateurs et qui a disparu en 2016, vaincu par Instagram et Snapchat…

En tant que Directeur de Création, quels sont les challenges que vous avez à relever ? Au quotidien et à terme ?

Le challenge est de travailler de la façon la plus transversale possible. Le principe de césure entre agence « traditionnelle » et agence « digitale » n’a, de mon point de vue, aucun sens. Et c’est ainsi que nous serons de plus en plus amenés à travailler de sorte qu’une même équipe intervienne sur tous les canaux.

Enfin et pour finir, c’est quoi, dans l’absolu, être un bon créatif aujourd’hui ? Quelles sont les qualités indispensables pour réussir ? Quelles sont les contraintes et les limites rencontrées à cet effet sur le marché publicitaire marocain ?

Au-delà du fait d’avoir du talent, c’est être insatiablement curieux de tout ce qui fonde notre société, faire preuve de beaucoup d’empathie et de persévérance et, surtout, surtout !… ne jamais sombrer dans le cynisme. En clair : quoiqu’il vous en coûte, aimez les marques et les clients que vous servez car il n’y a rien de pire que travailler pour des marques ou des clients que l’on n’aime pas. Si, par malheur, vous avez la malchance d’avoir un client peu aimable, faites appel à vos ressources de compassion pour comprendre que ce monde est devenu extrêmement dur et que vos interlocuteurs sont les rouages d’un mécanisme soumis à une concurrence de plus en plus impitoyable, au sommet duquel des actionnaires exigent toujours plus de ROE. Vous n’y arrivez pas ? Changez de métier !

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